L'héritage saussurien à Genève
L'existence même d'une école genevoise (dont Saussure aurait été le fondateur) est loin d'être assurée (Amsterdamska, O. 1987), et sa position vis-à-vis de la linguistique structurale qui se réclame de Saussure est nuancée. Les disciples directs (rédacteurs du fameux Cours de Saussure publié en 1916), Charles Bally (1865-1947) (Linguistique générale et linguistique française, 1932) et Albert Sechehaye (1870-1946) (Programme et méthode de la linguistiquethéorique, 1908), construisent des oeuvres qui, si elles dialoguent ou consonnent avec les propositions saussuriennes, possèdent néanmoins leurs orientations propres. Bally développe une linguistique de l'expression quiprefigure pour certains les Pragmatiques actuelles, tandis que Sechehaye, dans une perspective nettement psychologique s'intéresse aux actes de paroles et à ce qu'il nomme une science du pré-grammatical. Paradoxalement, ce serait donc une filiation post-saussurienne et post-structuralistequ'annonceraient les deux rédacteurs du Cours de linguistique générale. Dans les générations suivantes, L. J. Prieto (né en 1926) développe une théorie du sens fondée sur le principe de pertinence (Messages et signaux, 1966; Pertinence et pratique: Essai de sémiologie 1975, ed de Minuit). La Grammaire des fautes de H. Frei (titulaire de la chaire de linguistique générale de Genève à partir de 1945), apparaît enfin aujourd'hui comme une illustration parlante du fonctionnement de la langue selon les deux axes proposés par Saussure: l'axe des syntagmes et l'axe des paradigmes.
Charles Bally a été un des élèves de Ferdinand de Saussure à Genève, puis son promoteur posthume. C'est lui en effet qui, avec Albert Sechehaye, a co-édité le célèbre Cours de linguistique générale, publié en 1916, trois ans après la mort de F. de Saussure. Mais C. Bally a aussi apporté ses propres idées à la réflexion sur la langue et sur le discours, des idées que Sylvie Durrer nous présente ici, dans une défense et une illustration pédagogique de la linguistique de C. Bally.
Auteur notamment d'un Traité de stylistique française en deux volumes (1909), de Le Langage et la Vie (1913), de La Crise du français (1930) et deLinguistique générale et linguistique française (1932), C. Bally a orienté ses travaux dans plusieurs directions. Il s'est intéressé aux réalisations orales spontanées de la langue, en pensant qu'il existait un primat de l'oralité (une idée qui n'était pas très spontanée à l'époque) dans la langue. Il s'est occupé du discours comme production orientée vers l'action (préfigurant ce qu'on appelle aujourd'hui la pragmatique). C. Bally s'est également penché sur la question du marquage social de la parole, autrement dit sur la capacité qu'a l'usage de la langue à marquer les distinctions sociales.
Enfin, il a consacré une partie de ses travaux à l'enseignement du français. Il y défend une conception progressiste de la langue et de son enseignement (partir de ce que l'enfant sait déjà, relativiser la valeur de l'orthographe, favoriser l'expression plutôt que la reproduction...). Les pédagogues et les didacticiens d'aujourd'hui devraient retrouver chez C. Bally des idées qui leur sont familières.
Si C. Bally témoigne parfois d'un certain flou méthodologique et terminologique, écrit S. Durrer, il fait aussi preuve d'« intuitions » et d'« ébauches de théories souvent géniales » que ne renieraient de grands linguistes postérieurs, tels qu'Emile Benveniste ou Oswald Ducrot. Par ailleurs, c'est une personne touchante que l'on devine, par exemple quand C. Bally écrit : « C'est le mauvais fonctionnement de ma machine à parler qui m'a incité à la regarder de près. (...) Si j'avais été très tôt maître de ma langue et de ma plume, je n'aurais peut-être jamais cherché ce qu'il y a derrière les mots. »
Albert Sechehaye est linguiste suisse, un de théoriciens de l'école linguistique genevoise. Sechehaye est le plus connu comme élève de Saussure et coéditeur, avec Bally, de son ouvrage fondateur posthume Cours de linguistique générale en 1916. Leur rôle dans la création du texte classique était considérables, car quelques idées du CLG sont absents dans les carnets des étudiants et dans les manuscrits saussuriens et peuvent être dues aux éditeurs. Mais c'était Sechehaye qui avait déjà publié, en 1908, un livre qui contenait déjà quelques idées structuralistes et tout un programme de la linguistique synchronique et phonologie. Ce livre était connu de Saussure qui inclut, seulement après 1909, dans ses conférences les sections concernant synchronie et diachronie. Donc quelques idées, trouvées parallèlement par Sechehaye et Saussure, reçoivent une gloire internationale sous le nom du dernier, tandis que l'œuvre de Sechehaye était longtemps dans une obscurité semi-volontaire. Il existe maintenant même une vue de Saussure comme "élève de Sechehaye", proposée par P. Wunderli ; c'est bien sûr une exagération, mais un grand rôle de Sechehaye en création du structuralisme ne doit pas être négligé. Le livre de 1908 était le premier texte publié par Sechehaye après sa thèse allemande : Programme et méthodes de la linguistique théorique, dédié à Saussure. L'auteur propose un programme d'une construction de linguistique comme "science de lois" opposée à la "science de faits" positiviste préconisée par la linguistique historique de l'époque. Selon Sechehaye, la "science de lois" est achronique et universelle, tandis que les faits concrets de l'histoire de langue, y compris les lois phonétiques, sont hors-systématiques. Tous les niveaux de la langue sont divisés en sections "statiques" et "dynamiques" ou bien "évolutives" (phonologie statique, morphologie évolutive, etc.). Les états "statiques" sont primaires, les changements ou évolutions ne peuvent pas être compris sans les considérations statiques.
Sechehaye propose des idées sur les origines des changements linguistiques, une conception de phonologie quasi-"algebraïque" et de langage prégrammatique (par exemple celui d'enfants). Il préconise une recherche psychologique des phénomènes de langue.
Son deuxième livre de 1926 Essai sur la structure logique de phrase envisage la syntaxe et ses types logiques. Dans les articles des années 1920-1940 Sechehaye précise la conception de Saussure et propose une "linguistique de parole organisée".
Le fonctionnalisme d’André Martinet
Bien que plusieurs mouvements linguistiques se réclament à l’heure actuelle du fonctionnalisme, ce fut André Martinet qui en a été l’initiateur, développant un courant de pensée original, fort éloigné des points de vue présentés récemment, entre autres par Bresnan ou Dik.
Issu du structuralisme européen élaboré notamment par Saussure et par Troubetzkoy, son point de vue ne saurait se comprendre sans être replacé dans le contexte historique dont il émanait. Fidèles aux préoccupations de l’époque, les recherches de Martinet ont d’abord porté sur l’indo-européen et sur la phonologie, mais elles se sont très vite élargies à des problèmes de linguistique générale, avec toujours comme souci premier de rendre compte de la spécificité et de la diversité des langues examinées. C’est ce respect des faits linguistiques qui l’a amené, sans doute, à se méfier des généralisations hâtives et des formalisations excessives.
Certains, de ce fait, préfèrent voir dans le fonctionnalisme un mouvement de pensée plutôt qu’une théorie, au sens strict du terme, d’autant que les divers domaines d’étude ont été progressivement envisagés. Martinet, en effet, n’a pas proposé un " modèle " général de description des langues à l’instar de Chomsky. Pourtant, lorsqu’on examine les différents éléments constitutifs de la linguistique fonctionnelle, il apparaît très clairement que le fonctionnalisme doit être considéré comme une théorie, même si celle-ci n’a jamais été présentée dans son ensemble par Martinet lui-même.
La double articulation
La pertinence communicative se réalise donc à travers une pertinence distinctive assurée par les phonèmes, qui ont une forme constituée de traits distinctifs, mais qui n’ont pas de sens, et une pertinence significative assumée par les monèmes, doués d’une valeur significative supportée par des éléments formels qui ne sont pas toujours isolables dans l’énoncé, comme en témoigne l’amalgame du réunissant les monèmes de indiquant la provenance et le " défini " dans il revient du cinéma.
Certaines combinaisons de monèmes fonctionnent comme de simples monèmes, et s’intègrent à une classe d’unités au même titre que les monèmes eux-mêmes ; on les appelle des synthèmes. Ils correspondent à des dérivés et à des composés.
La pertinence communicative fonde la double articulation, laquelle implique une solidarité fonctionnelle entre phonèmes et monèmes, puisque la fonction distinctive ne peut s’exercer que dans la réalisation de la fonction significative, et que celle-ci nécessite un support formel pour se manifester. C’est à cette interdépendance entre des unités de fonctions différentes que renvoie la notion de double articulation, et non simplement au fait que les unités se combinent entre elles.
Tons, place de l’accent, intonation
Aux phonèmes et aux monèmes s’ajoutent d’autres éléments, capables, eux aussi, de participer à la fonction de communication. C’est notamment le cas des tons, de la place de l’accent et de l’intonation. Ces éléments sont cependant de nature différente, puisqu’ils font intervenir la prosodie, et ne peuvent se manifester sans le support des phonèmes et des signifiants. D’autre part, les tons font partie intégrante des phonèmes, puisque les éléments qu’ils affectent ne deviennent distinctifs qu’associés à un ton particulier. Ils se trouvent, de ce fait, insérés dans la double articulation. Il n’en va pas de même, en revanche, de la place de l’accent, bien qu’elle puisse exercer dans certaines langues une fonction distinctive, ni de l’intonation, susceptible d’avoir une fonction significative, comme lorsqu’elle exprime l’interrogation.
Si Martinet n’a pas mentionné les faits prosodiques dans la définition de la double articulation, il me semble que c’est pour des raisons de cohérence et de rigueur scientifique et non pour les marginaliser. En effet, ils n’ont ni la même nature, ni le même fonctionnement que les phonèmes et les monèmes : la place de l’accent et l’intonation se surajoutent aux phonèmes et aux monèmes ; ils exigent leur présence pour fonctionner. De plus, l’intonation n’assume pas de manière systématique une fonction significative ; quant au rôle de la place de l’accent, il varie d’une langue à l’autre et n’est pas nécessairement pertinent.
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